L’auteur

Qui est l’auteur de l’évangile selon MATTHIEU ?

­

­

Selon une tradition bien attestée à la fin du 2e siècle, par saint IRÉNÉE de LyonMATTHIEU est l’auteur d’un des quatre évangiles canoniques, initialement écrit en hébreu. Apôtre et ancien publicain, il est identifié avec LÉVI. Mais, en-deçà de ce témoignage, le Matthieu historique s’avère inaccessible. Nous ne savons donc pas de manière certaine qui a écrit cet évangile anonyme, où et comment. Il semble plus raisonnable d’envisager une rédaction progressive, produite à la fin du 1er siècle, et semble-t-il directement en grec, dans une communauté judéo-chrétienne palestinienne, dont « MATTHIEU » pourrait être l’initiateur, le médiateur, le catalyseur, le scribe, la caution apostolique ou encore le symbole.

­

Le principe d’un évangéliste appelé MATTHIEU (Hb. mattith = don et Yâhû = YHWH, « don de Dieu » ; Cf. les dérivés « Matthias » ou « Matthan » ; Gr. « Théodore » ; Fr. « Dieudonné ») est une question difficile, ouverte et parfois polémique. Il convient de l’affronter avec tranquillité et prudence, en renonçant aux idées pré-conçues, aux désirs de vérités définitives, toujours partielles, comme aux velléités excessives, souvent erronées.

­

1. La barrière pseudépigraphique

­

Plusieurs points sont à considérer. D’une part, les trois évangiles synoptiques sont anonymes. D’autre part,  « évangile » signifie d’abord, en grec, non pas seulement le contenu ou la forme de ce qui est annoncé, mais aussi le fait d’annoncer une bonne nouvelle à quelqu’un. Chez PAUL de Tarse, seul témoin de la première génération apostolique dont nous soyons certains de posséder les écrits originaux1, « évangéliser » désigne d’abord une action interpersonnelle. Celle-ci suppose toujours une relation directe, rendue possible par un dispositif complexe entre plusieurs acteurs : l’événement Jésus-Christ, envoyé par le Père, annoncé par les prophètes; un apôtre, lui-même envoyé; un bénéficiaire; une communauté-source; des communautés-relais; la présence de l’Esprit médiateur; une parole inspirée (prédicative, liturgique, catéchétique), des signes d’authentifications, etc. L’Évangile n’est donc pas réductible à un simple contenu écrit2, mais désigne dans un premier temps une parole prêchée et reçue comme Parole de Dieu3. Cette dernière, adressée au cœur4, est la source et la force du Salut dans la foi5. In fine, l’Évangile est la personne du Christ elle-même, identifiée et accueillie dans l’économie de la Révélation6. Signalons enfin, à un strict niveau pratique, que dans l’Antiquité, la rédaction, au sens de l’acte même d’écrire, était rarement le fait de l’auteur. Le plus souvent, en effet, les textes étaient dictés à un secrétaire7.

­

Le glissement de l’acception principale du terme « évangile » vers la désignation non plus d’un acte mais d’un livre, i.e. d’un texte avec sa dynamique propre, est attesté pour la première fois, soit par saint JUSTIN de NAPLOUSE, dans la communauté romaine, vers 1508, soit chez l’hérésiarque MARCION9, ou en réaction contre lui. D’une manière connexe, cette attestation des évangiles comme acte d’écriture rend possible de les considérer comme les œuvres d’auteurs personnels et uniques, i.e. d’« évangélistes ». De fait, le principe d’une pluralité de livres de même nature, i.e. de quatre « évangiles » écrits par quatre auteurs, apparaît pour la première fois reçu et théorisé au livre III de l’Adversus Hæreses d’IRÉNÉE de Lyon, soit vers 180 :

­

Cet évangile, ils [les apôtres] l’ont d’abord prêché; ensuite, par la volonté de Dieu, ils nous l’ont transmis dans des écrits, pour qu’ils soit le fondement et la colonne de notre foi […] Ils s’en allèrent jusqu’aux extrémités de la terre, proclamant la bonne nouvelle des biens qui nous viennent de Dieu et annonçant aux hommes la paix céleste: ils avaient, tous ensemble et chacun pour son compte, l’évangile de Dieu. Ainsi MATTHIEU [prêcha] et de plus publia par écrit chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Évangile, à l’époque où PIERRE et PAUL évangélisaient à ROME et y fondaient l’Église. Après la mort de ces derniers, MARC, le disciple et l’interprète de PIERRE, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait PIERRE. De son côté, LUC, le compagnon de PAUL, consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci. Puis JEAN, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Évangile, tandis qu’il séjournait à ÉPHÈSE, en Asie. (Adversus HæresesIII, 1; Cf. SC n° 211, p. 21-24)

­

­­

Ce texte fondamental n’est peut-être pas à lire seulement comme une affirmation innocente ou un constat neutre. Il apparaît aussi comme un instrument de polémique par lequel IRÉNÉE attaque le Diatessaron, i.e. la tentative d’harmonisation des quatre évangiles par leur compilation et fusion, proposée par l’apologiste TATIEN (né vers 110/120 – mort après 173), qu’il présente comme hérétique10. Au final, ce serait seulement entre 140 et 180 qu’apparaissent les premières mentions d’un évangile selon MATTHIEU, écrit par un auteur individuel, identifié avec l’apôtre MATTHIEU, et racontant la vie de JÉSUS avec l’autorité du témoignage oculaire. L‘attribution de la rédaction de l’évangile à un auteur appelé MATTHIEU reste donc problématique pour l’historien du XXIe siècle, puisqu’elle s’inscrit d’une manière irréductible dans une sorte de «nuage de guerre», ici l’histoire de l’Église de la fin du premier siècle et du premier IIe siècle, i.e. dans un contexte complexe et polémique, correspondant à l’entrée de l’Église dans la période dite « post-apostolique ». Or, pour ce que nous en savons, ou pensons raisonnablement en savoir, celle-ci n’est pas indifférente à notre sujet. En effet, elle voit se développer un immense débat spéculatif consécutif à des événements fondamentaux : la mort des derniers apôtres, et donc à la disparition de leur autorité régulatrice, le retard de la parousie11, et donc à la nécessité d’une installation pérenne, de violentes crises hérésiarques (marcionisme, gnose, docétisme, etc.), et donc aux premières clarifications «dogmatiques», ou encore la difficile  et tragique rupture d’avec le Judaïsme. Ces différents points se signalent, en particulier, par la mise en forme des premières profession de foi et de la clôture du Canon chrétien des Écritures, par la fin de la prophétie de type vétérotestamentaire, ou encore par la définition de l’autorité épiscopale, i.e. du principe et des règles de la succession apostolique. De plus, ces différents phénomènes ne sont pas indépendants. Au contraire, ils forment système et s’enchevêtrent d’une manière si complexe que leur exacte articulation échappe en grande partie à la reconstruction historique. C’est pourquoi, aujourd’hui, il ne semble plus possible à ce niveau épistémologique de considérer l’apparition, attestée avec certitude à la fin du IIe siècle, de la notion tétramorphe d’évangéliste comme un fait brut et incontestable, transmis par la Tradition d’une manière linéaire, certaine et pure. Autrement dit, il apparaît légitime d’analyser ce fait comme une réinterprétation ecclésiale partielle, produite à partir d’éléments disponibles, donc possibles. Cette procédure d’interprétation consisterait en un procédé d’appropriation de l’acte d’écriture des textes fondateurs, reconsidérés à l’aune de nouveaux besoins spirituels et de nouvelles réalités ecclésiales. Dans cette ligne, en premier lieu, le nouveau statut des évangiles signifierait qu’au milieu du deuxième siècle, ces textes ne sont plus régis selon le principe actif d’une élaboration communautaire et vivante, en ce sens anonyme, ouverte et dynamique, mais considérés comme une œuvre fixe, fixée, irréductible et à l’autorité reconnue. Cette autorité vécue et pensée se serait comme «traduite» par l’évidence et la légitimité de leur origine, à savoir des auteurs inspirés à l’existence réelle, proches des apôtres (pour pouvoir ainsi rendre compte fidèlement de la prédication apostolique), ou mieux apôtres eux-mêmes.

­

Ce principe de réinterprétation rétrospective est connu sous le terme de « pseudépigraphie » (Gr. pseudo épi graphos = « écrit attribué faussement à »). Ici, il est certes garant d’une régulation et d’une stabilisation dogmatiques, en ce sens partie-prenante d’un débat à portée «idéologique», mais, à notre sens, il témoigne d’abord d’un processus de rédaction désormais clos, i.e. d’un nouvel état du texte. Il ne signifie donc pas en soi manipulation, invention, tromperie ou tricherie, mais doit être analysé selon son critère de vraisemblance et d’utilité, en particulier par le consensus qu’il impose, l’expérience spirituelle qu’il induit et la nouvelle structure d’autorité qu’il dévoile. Par nature, néanmoins, il reste et restera hypothétique, tant sur son principe que sur l’exact degré de ses effets. De plus, cette affirmation d’auteurs d’écrits si particuliers implique de penser le caractère spécial de leur inspiration personnelle, désormais solitaires. Celle-ci sera finalement définie en théologie classique comme un charisme (techniquement une gratia gratis data) « hagiographique »12. Dans ce cadre, l’inspiration divine, en quelque sorte externe, se mêlange, d’une manière que la théologie n’a pas encore suffisamment explicité, avec la vie, l’environnement, les désirs, les manières de penser, la chair, bref le « style » propre du ou des auteurs. Cette collaboration sera souvent mise en scène dans l’iconographie religieuse par la présence d’un ange, d’un enfant, ou par une forme d’enthousiasme qui saisit le scribe. Elle croise ainsi les développements sur la prophétie, la muse ou l’inspiration poétique (au sens large).

­

Pour l’instant, retenons seulement que la notion d’évangéliste individuel, telle qu’elle apparaît dans l’horizon de l’histoire, peut aussi signifier l’achèvement d’un lent mouvement d’individualisation d’un processus en fait communautaire et diversifié. Dans cette perspective, « Matthieu » serait en quelque sorte comme le porte-parole ou l’interprète, symbolique ou réel, ou les deux, qui cristallise et condense un processus de rédaction des évangiles plus ecclésial, quel qu’il soit13 Concrètement, le procédé pseudépigraphique aurait travaillé à définir de plus en plus précisément un auteur historique par le choix, l’agglomération et la structuration d’éléments épars. Certains sont tirés ou déduits des textes bibliques, d’autres viennent de traditions externes, aux statuts divers. Matthieu l’évangéliste serait donc, en dernière analyse, la résultante de l’assemblage de « briques biographiques », issues de diverses traditions, regroupés de façon cohérente et acceptable, mais parfois arbitraire. Le noyau primitif, le Matthieu historique, le « vrai » Matthieu, s’il a existé, échappe, et échappera sans doute toujours aux critères de vérité de la méthode historique, tant celle-ci est finalement incapable de remonter de manière satisfaisante en-deçà de ce procédé pseudépigraphique. De plus, il semble aujourd’hui plus raisonnable de postuler une pluralité initiale, aisément compréhensible par l’origine orale du texte, les multiples changements de langues (hébreu, araméen, grec), la multiplicité des éditions, son adaptabilité au milieu et sa malléabilité aux événements, bref sa « liberté ». Il est donc plus simple de déconstruire le mythe du « texte primitif », i.e. d’y renoncer tout en cherchant à comprendre ce qui l’a rendu possible, puis évident.

­

2. Le Kit « Built your Matthew  »

­

Il est ainsi plus facile de comprendre pourquoi il a existé différents « Matthieu » dans la tradition, comme aujourd’hui chez les commentateurs. En fait, tous sont légitimes, puisqu’il est possible de privilégier, de réfuter ou d’agencer autrement les différentes « briques » qui compose le personnage de Matthieu l’évangéliste, tel qu’elles furent reçues et sélectionnées par la Tradition.

­

2.1. Les briques biographiques

­

Ces différentes « briques biographiques », outils de base de notre kit biographique, présentent le rédacteur de l’évangile comme :

­

– L’apôtre LÉVI14, fils d’ALPHÉE (Cf. Mc 2, 13-14.), identifié à MATTHIEU, présenté en 9, 9. De fait, Maththaios ho telônês apparaît ensuite en 8ème place dans la liste des apôtres, mais associé à THOMAS (comme en Ac 1, 13) et jamais comme fils d’ALPHÉE : “ MATTHIEU, le collecteur d’impôtJACQUES, fils d’ALPHÉE […]” (10, 3). Ce texte est à comparer avec ses deux parallèles synoptiques : Mc 3, 18 et Lc 6, 15 : « MATTHIEU [7ème]; THOMASJACQUES, fils d’ALPHÉE [9ème]”. Il semble donc difficile d’accepter cette tradition sans une juste critique.

­

– un publicain, en charge du bureau de péage des douanes à la frontière des royaumes d’HÉRODE ANTIPAS et de PHILIPPE. Pour certains commentateurs, ce point explique aisément l’insistance de Mt sur l’aspect financier des événements15.

­

Excursus : Qu’est-ce qu’un publicain (gr. telonès, lat. publicanus) ? En Israël, l’autorité romaine affermait l’impôt à des grands collecteurs (Cf. ZACHÉE, appelé « chef des collecteurs » en Lc 19, 1-9), sorte de « fermiers généraux », qui le déléguaient à leur tour à des employés appelés « publicains », chargés de la collecte. Dans le cas d’un poste fiscal comme celui de Mt, les taxes pouvaient consister au paiement du portorium ou teloneum, droit de douane (à la frontière entre deux états), d’octroi (à chaque sorti ou entrée d’une ville) et de péage (à chaque passage d’une route ou d’un pont) dû à la fois sur les hommes, les marchandises et les moyens de transport. Outre l’hostilité à tout agent fiscal, surtout en période d’occupation16, les publicains étaient aussi considérés comme des collaborateurs et des fraudeurs17, et assimilés à des pécheurs publics18. En pratique, cette qualification les éloignait du Temple et des synagogues, des judicatures et du témoignage en justice. Avec provocation, Jésus brise donc une hostilité tenace, mangeant avec des publicains19, choisissant LÉVI comme apôtre, ou encore en les prenant dans ses paraboles comme un contre-modèle des Pharisiens20.

­

– de CAPHARNAÜM. Les résultats des fouilles archéologiques sont disponibles sur ce site (avec une visite virtuelle) et celui-ci.

­

– Hôte de Jésus21. Le thème du repas chez LÉVI est devenu classique dans l’iconographie religieuse22.

­

évangélisateur en PALESTINE et en SYRIE23, auprès des « Hébreux ». D’autres parlent de missions chez les PARTHES, en Perse24, dans le PONT, en MACÉDOINE, voire en l’IRLANDE.

­

martyr, mort en 61 à la cour éthiopienne de NADDAVER25.

­

2.2. Les grandes légendes biographiques

­

Ces différents éléments structurent la figure traditionnelle de MATTHIEU. Elles s’enrichissent ensuite de légendes connexes, de détails pittoresques, d’anecdotes piquantes ou édifiantes. Une synthèse importante sera proposée, au XIVe siècle, par Jacques de VORAGINE, dans La Légende Dorée. Saint Matthieu26 (ici). Elle contribue à vulgariser le thème du martyre de Saint MATTHIEU, repris ensuite par de nombreux peintres, et devenu célèbre avec le CARAVAGE.

­

Saint MATTHIEU est le patron des changeurs, des fiscalistes, des banquiers et des douaniers. Il est fêté le 16 novembre (Église grecque) ou le 21 septembre (Église latine; liturgie tridentine ici).

­

2.3. Les étranges pérégrinations des reliques évangéliques

­

La cathédrale de SALERNE (ITALIE) est, en Occident, le principal lieu qui revendique les reliques de saint MATTHIEU. Celles-ci auraient été transférées d’Orient en 956, et « retrouvées » par l’évêque ALFANO Ier, vers 1081, à l’occasion de la reconstruction de la cathédrale. Elles furent alors déposées au centre de la crypte (visite virtuelle ici).

­

Le chef (la tête), cependant, fut volé, puis déposé en la cathédrale de BEAUVAIS (la relique a disparu en 1793). Une partie fut translatée au monastère de la Visitation Sainte-Marie de CHARTRES.

­

Mais le crâne du saint, décidément bien capricieux, serait en fait de retour à son point de départ, car il fut aussi revendiqué par un ancien monastère bénédictin breton, soi disant fondé par Saint TANGUY, et situé dans le pays d’IROISE, non loin de la pointe de SAINT-MATTHIEU, point le plus occidental de la FRANCE. En effet, selon certaines légendes, des marins bretons auraient rapporté cette relique à la suite de voyages en ÉTHIOPIE, ou au CAIRE, entre le 6e s. et le  10e s.27. Elles auraient ensuite été razziées par les Normands autour du 10e ou 11e s., puis transportées à SALERNE.

­

3. Le symbole de l’évangéliste

­

La représentation classique de l’évangile de MATTHIEU est un homme ailé (non pas un ange). Elle est souvent associée à celle de MARC (un lion ailé), de LUC (un taureau ailé) et de JEAN (un aigle). Cette symbolique des quatre évangélistes est appelée tétramorphe (gr. « tétra » = quatre ; « morphê » = forme). Elle est extrêmement répandue. Elle est inspirée du livre du prophète EZÉCHIEL (Ez 1, 1-14 = vision des quatre animaux, ou « êtres vivants », tirant le char de la vision), repris par le livre de l’Apocalypse (Ap 4, 1-8).

­

Ez 1,1 La trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j’étais au milieu des déportés près du fleuve [Hb. : « nahar »] Kebar [litt. « lointain », lieu inconnu peut-être associé au canal royal, le « nârou Kabarou », allant de Babylone à Warka], les cieux s’ouvrirent, et je vis des visions divines. 2 Le cinquième jour du mois, la cinquième année de la déportation du roi Joachim [Cf. 2 R 24, 10-15], 3 la parole du Seigneur fut adressée à Ezéchiel, fils de Buzi, prêtre, dans le pays des Chaldéens, près du fleuve Kebar, et là, la main du Seigneur fut sur lui. 4 Et je vis, et voici qu’un tourbillon de vent venait du Nord, et une grosse nuée, et un globe de feu, et une lumière qui éclatait tout autour; et au milieu, c’est-à-dire au milieu du feu, il y avait une espèce de métal brillant. 5 Et au milieu de ce feu apparaissaient quatre êtres vivants, dont l’aspect avait la ressemblance de l’homme. 6 Chacun d’eux avait quatre faces, et chacun quatre ailes. 7 Leurs jambes étaient droites, et la plante de leurs pieds était comme la plante du pied d’un veau, et ils étincelaient comme l’airain poli. 8 Il y avait des mains d’hommes sous leurs ailes aux quatre côtés, et ils avaient aux quatre côtés des faces et des ailes. 9 Les ailes de l’un étaient jointes à celles de l’autre; ils ne se tournaient pas en marchant, mais chacun d’eux allait devant soi. 10 Quant à l’apparence de leurs visages, ils avaient tous les quatre une face d’homme, une face de lion à leur droite, et une face de bœuf à leur gauche, et une face d’aigle au-dessus d’eux quatre. 11 Leurs faces et leurs ailes s’étendaient en haut; deux de leurs ailes se joignaient, et deux couvraient leurs corps. 12  Chacun d’eux marchait devant soi; ils allaient où l’Esprit les poussait, et ils ne se retournaient point en marchant. 13 Et l’aspect des animaux ressemblait à celui de charbons de feu ardents et à celui de lampes allumées. On voyait courir au milieu des animaux des flammes de feu, et de ce feu sortaient des éclairs. 14 Et les animaux allaient et revenaient comme des éclairs flamboyants.

­

Ap 41 Après cela, je vis [eidon], et voici, une porte était ouverte dans le ciel. La première voix que j’entendis, comme d’une trompette, parlant avec moi, disant : Monte ici, et je te ferai voir ce qui doit arriver après cela2 Aussitôt je fus [ravi] en esprit. Et voici, il y avait un trône dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. 3 Celui qui était assis avait l’aspect d’une pierre de jaspe et de sardoine; et le trône était environné d’un arc-en-ciel semblable à l’aspect [horaseide l’émeraude. 4 Autour du trône [je vis] vingt-quatre trônes, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards assis, revêtus de vêtements blancs, et sur leurs têtes des couronnes d’or. 5 Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres. Devant le trône brûlent sept lampes ardentes, qui sont les sept esprits de Dieu. 6 Et devant le trône comme une mer de verre, semblable à du cristal. Et au milieu du trône et autour du trône, il y a quatre êtres vivants [dzôiaremplis d’yeux, devant et derrière. 7 Le premier être vivant est semblable à un lion, le second être vivant est semblable à un veau [moschôi], le troisième être vivant a la face d’un homme, et le quatrième être vivant est semblable à un aigle qui vole. 8 Les quatre êtres vivants ont chacun six ailes, et ils sont remplis d’yeux tout autour et au dedans. Ils ne cessent de dire jour et nuit : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu, le Tout Puisant, qui était, qui est, et qui vient !

­

Le tétramorphe joue aussi en référence externe avec une tétralogie cosmique, bien connue dans l’astrologie de l’Ancien Orient (croix du zodiaque, organisée autour de quatre points fixes : taureau, lion, scorpion, verseau), en MÉSOPOTAMIE ou en ÉGYPTE (quatre hypostases du créateur, protecteurs des temples). C’est donc un cadre disponible, qui fut importé (donc assumé et critiqué) dans l’univers judaïque, puis largement utilisé, étant associé aux quatre éléments, aux quatre prophètes, aux quatre fleuves en Eden, etc. Le tétramorphe repris dans l’univers chrétien pour désigner les quatre évangélistes est attesté dès IRÉNÉE de Lyon, mais dans un ordre différent, puisque MARC est associé à l’aigle et JEAN au lion :

­

Le premier de ces vivants, est-il dit, est semblable à un lion », ce qui caractérise la puissance, la prééminence et la royauté du Fils de Dieu ; « le second est semblable à un jeune taureau », ce qui manifeste sa fonction de sacrificateur et de prêtre ; « le troisième a un visage pareil à celui d’un homme », ce qui évoque clairement sa venue humaine ; « le quatrième est semblable à un aigle qui vole » [Ap 4, 7], ce qui indique le don de l’Esprit volant sur l’Église. Les Évangiles seront donc eux aussi en accord avec ces vivants sur lesquels siège le Christ Jésus. Ainsi l’Évangile selon Jean raconte sa génération prééminente, puissante et glorieuse, qu’il tient du Père, en disant : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » [Jn 1, 1], et : « Toutes choses ont été faites par son entremise et sans lui rien n’a été fait » [Jn 1, 3]. C’est pourquoi aussi cet Évangile est rempli de toute espèce de hardiesse : tel est en effet son aspect. L’Évangile selon Luc, étant de caractère sacerdotal, commence par le prêtre Zacharie offrant à Dieu le sacrifice de l’encens [Lc 1, 9], car déjà était préparé le Veau gras qui serait immolé pour le recouvrement du fils cadet [Lc 15, 23]. Quant à Matthieu, il raconte sa génération humaine, en disant : « Livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham » [Mt 1, 1], et encore : « La génération du Christ arriva ainsi » [Mt 1, 18]. Cet Évangile est donc bien à forme humaine, et c’est pourquoi, tout au long de celui-ci, le Seigneur demeure un homme d’humilité et de douceur. Marc enfin commence par l’Esprit prophétique survenant d’en haut sur les hommes, en disant : « Commencement de l’Évangile, selon qu’il est écrit dans le prophète Isaïe » [Mc 1, 1-2]. Il montre ainsi une image ailée de l’Évangile, et c’est pourquoi il annonce son message en raccourci et par touches rapides, car tel est le caractère prophétique (IRÉNÉE de LyonAH III, 11, 8).

­

Si l’attribution demeure donc longtemps arbitraire, elle apparaît fixé au temps de saint JÉRÔME28. Celui-ci propose d’abord de l’expliquer en considérant le début de chaque évangile :

­

  • Mt est représenté en petit homme ailé (non pas un ange), car Mt débute son évangile par une généalogie.
  • Mc est représenté en lion ailé29, à cause de Mc 1, 3.
  • Lc est représenté en taureau ailé, à cause de Lc 1, 5 (taureau comme animal sacrificiel).
  • Jn est représenté en aigle, à cause du prologue mystique.

­

Saint JÉRÔME poursuit ensuite le travail herméneutique, relativisant donc son propos initial et le centrant sur les différentes étapes de la mission du Christ : l’homme signifie alors l’Incarnation, le lion signifie la tentation au désert, le taureau signifie le sacrifice pascal et l’aigle la Résurrection/Ascension.

­

Paul CLAUDEL réagira à son tour à cette attribution, dans le Soulier de Satin : « C’est un ange qui est le symbole de Matthieu. – Je regrette, mais le bœuf fait mieux. »30

­

  1. Les exégètes s’accordent pour considérer six lettres comme originales : 1 Th; 1-2 Co; Ga; Rm; Phil. []
  2. Cf. 1 Co 15, 1-2. []
  3. Cf. 1 Th 2, 13. []
  4. Cf. 2 Co 3, 2-3; comparer aussi EUSÈBE de Césarée (HE, V, 20, 4-7; SC n° 41, p. 61-63), citant une lettre d’IRÉNÉE de Lyon, témoignant de l’enseignement reçu de POLYCARPE : « Ces choses, […] je les ai écoutées avec soin et je les ai notées non pas sur du papier, mais dans mon cœur… ». []
  5. Cf. Rm 1, 16. []
  6. Voir Bernard SESBOÜÉ, « La Parole du Salut », dans id. (dir.), Histoire des dogmes, (Tome IV), Paris, Desclée, 1996, p. 139-141, citant ORIGÈNE, Comment. sur saint JEAN, I, 4, 26 (Cf. SC n° 120, p. 73). []
  7. Cf. Ga 6, 11. Voir Roselyne DUPONT-ROC et Philippe MERCIER, Les manuscrits de la Bible et la critique textuelle, Cahiers Évangile n° 102, Paris, 1998, p. 53. []
  8. Cf. 1 Ap66, 3 = « euaggelia », donc au pluriel. Voir par exemple O. PIPER, « The Nature of the Gospel according to Justin Martyr », dans Journal of Religion n° 41 (1961), p. 155.162-163; C. H. Cosgrove, « Justin Martyr and the Emerging Christian Canon : Observations on the Purpose and Destination of the Dialogue with Trypho », dans Vigiliae Christianae n° 36 (1982), p. 221-225.  Certains auteurs insistent sur l’importance d’une lecture erronée de Rm 2, 16. Voir aussi CE n° 73, p. 47-48, pour la question difficile du passage des « apomnêmoneumata » (aide-mémoires ?) aux « euaggelia ». []
  9. MARCION opéra une séparation radicale, d’origine spirituelle et théologique, entre le Christianisme (expérience du Dieu-amour, en grande partie transcendante et inaccessible) et du Judaïsme (expérience d’un Dieu violent), i.e., d’un point de vue pratique, rejeta l’AT et organisa une première forme de NT, réduite au seul Lc et aux lettres de PAUL. La crise marcionite obligea l’Église à approfondir plus avant son rapport complexe au Judaïsme, en particulier à penser et à définir explicitement un Canon des Écritures qui intègre l’AT. []
  10. IRÉNÉE considère TATIEN, un des élèves de JUSTIN, comme hérétique, voire comme un des fondateurs de la secte des encratites, sorte de gnostiques ascétiques. Cf. AH, I, 28, 1, repris entre autres par EUSÈBE de CÉSARÉE (Cf. HEIV, 29) et ÉPIPHANE de SALAMINE (Cf. Panarion, hérésie n°46). Le Diatessaron sera longtemps fort répandu, notamment en SYRIE. []
  11. Voir, par exemple, Charles PERROT, « La Venue du Seigneur« , dans id. (dir.), Le Retour du Christ, (coll. Publication des Facultés Universitaires Saint-Louis; 31), Bruxelles, Publications Facultés universitaires St Louis, 1983, p. 17-50. []
  12. À distinguer ici de l’acception courante de l’hagiographie comme récit édifiant racontant l’histoire des saints. []
  13. Par fusion de documents, ajout de compléments ou assemblage de fragments. Pour la définition de ces termes, voir Oliver ARTUS, Le Pentateuque, CE n° 106, 1998, p. 15. []
  14. Cf. 5, 27-28. []
  15. Cf. l’impôt dû au Temple (17, 24-27); paraboles spécifiques sur l’argent (18, 23-35 ; 25, 14-30); vocabulaire de la remise de dettes (Cf. 6, 12); indication du prix de la trahison de JUDAS (26, 15 // Ex 21, 32 ; 27, 3-5) et du paiement des soldats (28, 12-13); voir aussi les métaphores de la vie spirituelle avec les images du «salaire» (5, 12.46; 6, 1.2.5.16; 20, 8), du dividende (25, 24-26) et du «Trésor» (2, 11; 6, 19-21; 13, 44.52; 19, 21). []
  16. Cf. Lc 20, 22 ; Mc 12, 14 []
  17. Cf. Lc 3, 13 ; 19, 8 []
  18. Cf. 9, 11 ; 18, 17 []
  19. Cf. 9, 9-13 []
  20. par exemple, la parabole du pharisien et du publicain; Cf. Lc 18, 9-14 // Mt 21, 31 []
  21. Cf. Mc 2, 15-17. []
  22. Voir, par exemple, le tableau de VÉRONESE. []
  23. Cf. le témoignage d’IRÉNÉE de Lyon. []
  24. Cf. AMBROISE de MILAN, PAULIN de NOLE. []
  25. tradition hagiographique, attestée par RUFIN, EUCHER de LYON et SOCRATE. []
  26. éd. J-B. M. ROZE, Paris, Rouveyre, 1902, 3 tomes, tome III, p. 77-87. []
  27. C’est-à-dire il y a longtemps, suffisamment du moins pour se situer au-delà de toutes sources écrites. []
  28. Cf. la préface de la Vulgate intitulée Plures fuisse, commentaire sur Mt. []
  29. Cf. place Saint MARC, à VENISE. []
  30. Paul CLAUDEL, Théâtre. Tome II, (éd. rev. et aug. de Jacques MADAULE et de Jacques PETIT), (coll. « Bibliothèque de la Pléiade » ; 73), Paris, N.R.F., Gallimard, 1965 [or. 1948], p. 902. Voir aussi « Saint Matthieu » dans Paul CLAUDEL, Œuvre poétique, (éd. de Jacques PETIT), (coll. « Bibliothèque de la Pléiade » ; 125), Paris, N.R.F., Gallimard, 1967 [or. 1957], p. 421 : « […] comme un bœuf… ». []

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *