La « Communauté matthéenne » désigne ici le milieu ou l’écosystème qui semble avoir rédigé, en partie ou en totalité, l’évangile selon Matthieu. L’analyse du texte et sa comparaison avec les deux autres évangiles dits « synoptiques » (Marc et Luc), révèle un fait massif, qui fait consensus dans la critique : sa connaissance, voire son imprégnation profonde dans le judaïsme palestinien du 1er siècle. Mt semble donc avoir été écrit par, et peut-être, pour des groupes judéo-chrétiens, soucieux de concilier l’impératif missionnaire et la continuité entre le Christianisme et le Judaïsme, en particulier en soulignant l’importance de l’Ancien Testament ou la valeur salvifique de la vie éthique, inspirée de la Loi.
La « Communauté matthéenne » apparaît en filigrane du texte évangélique. La thèse retenue par la critique actuelle l’identifie à un ou plusieurs groupes de juifs palestiniens, convertis au Christ, et à l’oeuvre avant la fin du 1er siècle.
1. huit éléments de preuve :
Cette thèse s’appuie sur 8 éléments principaux:
♦ De très nombreuses références à l’Ancien Testament, souvent appelé « la Loi et les Prophètes »1. On peut recenser 130 références implicites, 43 explicites et scrupuleuses, certaines propres à Mt2. Le plus souvent, ces citations sont tirées du texte grec de la Septante3, plus rarement à partir de l’Hb. La méthode d’intégration du texte biblique dans l’évangile reprend ou suit des techniques exégétiques juives bien connues4, que ce soient les interprétations (pesharim) apocalyptiques qumrâniennes (où l’événement Jésus-Christ se substitue désormais à l’Écriture elle-même), certains principes rabbiniques5 ou encore le mouvement général de l’homilétique synagogale6. Ces nombreuses citations servent à accueillir un cadre éthique, en quelque sorte préexistant. Elles autorisent surtout une interprétation spirituelle des événements relatés. Par exemple, l’identification messianique de Jésus est d’abord pensée sous la forme spécifique d’un « accomplissement » des Écritures7 ou comme conformité avec les Écritures8. Les « Écritures » désignent alors principalement les promesses prophétiques9, (re)définies comme dessein de Dieu. Ce point fut déterminant pour garantir, contre MARCION, la nécessité de la présence de l’Ancien Testament dans le Canon chrétien des Écritures. Cependant, cet « accomplissement » ne doit pas âtre seulement compris comme l’exacte actualisation d’une potentialité, mais aussi comme un dépassement et un renouvellement, i.e. une surprise et un excès. Le texte matthéen articule donc avec complexité rupture et continuité, tout en donnant au thème de l’accomplissement une forte dimension pratique (une action), vitale et biographique10.
♦ Une grande insistance sur les coutumes juives, décrites sans explication11.
♦ L’usage de sémitismes12 et de constructions hébraïques, comme les chiasmes13, les parallélismes14 ou la délimitation de sections narratives par des répétitions15.
♦ Le commencement de l’évangile sous la forme très judaïque d’une généalogie de Jésus.
♦ Une imposante théologie de la Loi16. Pour Mt, la Loi est un trésor17, car elle exprime l’amour de Dieu pour son peuple. Le croyant doit la méditer au cœur18 et l’enseigner. Sur ce point, Mt est proche des logia et en rupture avec Mc19, puisque, pour lui, la Loi reste valide20 si elle est réinterprétée par et dans le Christ21. Celui-ci la domine, la résumant dans le double commandement d’amour22, en abrogeant certains points (le divorce, la loi du talion), en renforçant (meurtre, adultère, serment) ou en assouplissant (sabbat) d’autres23. Cette théologie matthéenne de la Loi est à comparer avec celle (ou celles) de PAUL, de la lettre aux He et de la lettre de Jc. Elle doit aussi être pensée en lien avec le principe pharisien, puis rabbinique, de l’existence d’une Torah orale, à la fois traditionnelle, éminemment pratique et en constante évolution.
♦ Une insistance sur le thème de la justice24. La justice est définie comme la fidélité d’un humain à la volonté de Dieu. Elle est à rechercher, donc accessible25, dans l’action concrète26. Il s’ensuit que l’éthique est une condition nécessaire du salut27. La Croix est pensée comme le lieu exemplaire de cette justice vécue jusqu’au bout. Mais qui, autre que le Christ, peut se prévaloir d’être juste ?
♦ Une adresse prioritaire de Jésus aux Juifs28.
♦ Une plus grande précision géographique29.
Dans ce cadre général, certains commentateurs lisent 13, 52 comme une signature. L’auteur serait donc un scribe, un interprète de la Loi converti à Jésus. Ceci expliquerait la récurrence de la séquence très intellectuelle « écouter-comprendre-pratiquer », ou encore l’insistance sur l’enseignement en paraboles30. De même, cet enracinement palestinien fonderait le lien, noté depuis longtemps par la critique, entre Mt et le discours d’Etienne31.
2. L’appui de la Tradition
Cette origine palestinienne semblait déjà une évidence pour les Anciens. Pour preuve les divers témoignages reçus de la Tradition :
♦ Le témoignage de saint IRÉNÉE de LYON :
« Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’évangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome [vers 60] et y fondaient l’Église. » (AH, III, 1, 1).
♦ Le Témoignage d’EUSÈBE de CÉSARÉE, citant PAPIAS, :
« Matthieu réunit donc en langue hébraïque les logia (de Jésus) et chacun les interpréta comme il en était capable » (HE, III, 39, 16).
Ce témoignage indirect s’appuie sur celui de PAPIAS, évêque d’HIÉRAPOLIS (En PHRYGIE, Asie Mineure, vers 125 ?), auteur du Logiôn kyriakôn exêgêsis (« exégèse » ou explication des paroles du Seigneur), ouvrage perdu en 5 livres, écrit peut-être entre 115 et 140, connu par IRÉNÉE32 et EUSÈBE de CÉSARÉE33. Ce dernier porte des réserves sérieuses sur ses écrits, en particulier pour son style flou et son millénarisme trop temporel34. Il est dit contemporain d’IGNACE d’ANTIOCHE, disciple des filles du diacre PHILIPPE, ami de POLYCARPE de SMYRNE ((AH, V, 33, 4 et HE, III, 39, 1.)) et auditeur de JEAN (apôtre ou évangéliste ?). Il aurait fait une enquête auprès des derniers disciples ou des apôtres (ce qu’il appelle les « presbytres »).
♦ Le témoignage d’EUSÈBE de CÉSARÉE35, rapportant le témoignage de PANTÈNE (v 140-206), directeur de l’Académie d’ALEXANDRIE, maître de CLÉMENT d’ALEXANDRIE, qui découvre aux Indes l’évangile de Mt en hébreu. Une tradition précise qu’il fût apporté par l’apôtre BARTHÉLÉMY, puis soigneusement conservé.
♦ Le témoignage d’EUSÈBE de CÉSARÉE :
« Matthieu prêcha d’abord aux Hébreux. Comme il devait aussi aller vers d’autres, il confia à l’écriture, dans sa langue maternelle, son évangile, suppléant du reste à sa présence par le moyen de l’écriture, pour ceux dont il s’éloignait. » (HE, V, 8, 2-4).
3. Hypothèse de datation et de localisation de la rédaction
Les différentes hypothèses de datation sont articulées à la première Guerre juive (66-73) et à la destruction du Temple36, en 70, par TITUS. Elles sont souvent dépendantes des hypothèses historico-critiques. L’hypothèse majoritaire considère une rédaction finale après (vers 85), i.e. dans un contexte polémique37 avec le judaïsme synagogal de JAMNIA38. Ce contexte trouverait trace dans l’expression indicielle « leur synagogue »39, « leurs scribes »40 et « leurs villes »41. Cependant la rupture ne semble pas (encore) totale42, ce dont témoignerait paradoxalement le vocabulaire de la persécution43. Cependant, il demeure aussi la possibilité de rédactions successives, ou d’une fusion d’éléments disparates, repris et harmonisés dans une ou plusieurs rédactions finales. D’où la possibilité d’une superposition complexe de dynamiques différentes.
Si l’on croise le constat de la dynamique judéo-chrétienne de la communauté matthéenne et l’hypothèse probable d’une datation post-70, le Sitz im Leben de la rédaction finale devient alors la question brûlante du rapport au judaïsme. Les Judéos-chrétiens palestiniens peuvent-ils rejoindre l’universalisme de la grande Église, résolument tournée vers le monde grec et latin ? Qu’est-ce qu’être Juifs dans une communauté désormais dominée par les Gentils ? Que faut-il conserver de la tradition juive pour honorer la nouveauté de Jésus-Christ, sans renier l’héritage des Pères ? Comment comprendre le refus des autres Juifs de reconnaître la messianité de JÉSUS ?
La localisation, elle, doit satisfaire cinq déterminants, i.e. une rédaction :
- dans la Diaspora hellénophone (rédaction en grec, non pas en araméen).
- où la synagogue juive est encore puissante.
- où la tradition judéo-chrétienne palestinienne reste forte.
- où l’apôtre PIERRE jouit d’une forte autorité.
- où la question missionnaire est posée.
Dans ce cadre, Mt aurait été composé, en partie ou en totalité, le plus probablement à ANTIOCHE, du moins en SYRIE44 ou en PHÉNICIE.
- Cf. 5, 17 ; 7, 12 ; 11, 13. [↩]
- Cf. 1, 23 ; 2, 6.15.18.23 ; 4, 15 sq. ; 5, 21.27.31.33.38.43 ; 8, 17 ; 9, 13 ; 12, 18-21 ; 13, 14 sq. et 25 ; 19, 19b ; 21, 5 ; 21, 16 ; 27, 9. [↩]
- Cf. Ac 6, 1. [↩]
- Voir par exemple Dan JAFFÉ, « Les Sages du Talmud et l’Évangile selon Matthieu. Dans quelle mesure l’Évangile selon Matthieu était-il connu des Tannaïm ? », dans Revue de l’Histoire des religions n° 4, 2009, p. 583-611. http://rhr.revues.org/7544. [↩]
- Cf. les 7 middoth de rabbi HILLEL, mort vers 10 ap. [↩]
- explication d’un texte de la Torah à la lumière de la littérature prophétique ; Cf. Jn 6, 59 ; Ac 13, 17-41. [↩]
- Cf. 26, 54, et le fameux « il faut » (Gr. = « dei ”. [↩]
- Cf. 26, 24 ; voir Mc 14, 21 ; 1 Co 15, 3-5. [↩]
- Cf. 26, 56. [↩]
- Cf. Lc 24; Jn 20, 30; Comparer avec T.B. Berakot 61b, faisant le récit du martyre de Rabbi AQUIBA, mort avant 135. [↩]
- Cf. 5, 23 ; 12, 5 ; 23, 5.15.23. [↩]
- Cf. l’expression « royaume des Cieux » en 3, 2, pour ne pas dire « royaume de Dieu », et ainsi respecter l’interdit sacerdotal sur l’emploi du nom divin; Cf. aussi 16, 19, etc. [↩]
- Cf. 16, 25. [Chiasme, figure de style en forme de croisement, par exemple du type ABBA. [↩]
- Cf. 7, 24-27; 25, 34-45. Il est utile, dans ce genre de construction de repérer les petites différences. En effet, ce sont souvent elles qui portent la pointe du sens. Par exemple, dans le grand parallèle de la scène du jugement eschatologique, tout est semblable sauf « qui sont mes frères » (25, 40; comp. avec 25, 45). La clé du passage est donc la fraternité en acte. [↩]
- Cf. 18, 10 et 14 = « ces petits ». [↩]
- Cf. 5, 17-19 ! [↩]
- Cf. 13, 52 ; 19, 16-22 ; 13, 44.46 [perle]. [↩]
- Cf. 5, 8.28 ; 6, 21 ; 9, 4 ; 12, 34 ; 13, 15.19 ; 15, 8.18 sq. ; 18, 35 ; 22, 37 ; 24, 48 ; Cf. images connexes de la chambre, de l’intérieur [7, 15 ; 23, 25-28], du secret [6, 4.6.18 ; 13, 3], des yeux-lampes [6, 22 sq. ; 5, 29 ; 7, 3.5 ; 13, 15 sq. ; 18, 9 ; 20, 15-33] et de la bouche-porte [12, 34 sq. ; 15, 10-20]), la mettre en œuvre (Cf. 5, 19 ; 7, 24.26 ; 23, 2-5. [↩]
- Cf. Mc 7, 1-23. [↩]
- Cf. 7, 12 ; 22, 34-40 (exigence de l’amour comme centre et « sommaire » de la Loi) ; 23, 23-26 ; Cf. double citation d’Os 6, 6 [Mt 9, 13 ; 12, 7]. [↩]
- Cf. déjà Rm 10, 4. [↩]
- Cf. 22, 34-40; voir déjà le résumé proposé par HILLEL, contre SHAMMAÏ. [↩]
- Cf. Mc 2, 23-27; Jn 5, 18. Á ce sujet, pour éviter des contresens fâcheux, il faut toujours se rappeler Henri de LUBAC, Exégèse médiévale, Tome II, 2, Paris, 1964, p. 22 : « […] la réalité du Shabbat, c’est le Christ. » Repris par CE n° 73, p. 58. [↩]
- Hb. tsédaqah : 7 occurrences au total : 3, 15 ; 5, 6.10.20 ; 6, 1.33 ; 21, 32 ; à comparer avec une seule occurrence en Lc 1, 75 ; jamais chez Mc. [↩]
- Et non pure initiative divine, comme chez Paul : Cf. Rm 1, 16-17 ; Ph 3, 9, etc. [↩]
- Cf. 1, 19 [JOSEPH] ; 21, 32 [JEAN-BAPTISTE] ; 5, 6 ; 6, 33 [les Chrétiens] ; 7, 21. [↩]
- Cf. 5, 20. [↩]
- Cf. 2, 6 // Mi 5, 3; 10, 2.5-6 ; 15, 24 ; comparer avec Jn 4, 42. [↩]
- Cf. Mt 8, 28, corrigeant Mc 5, 1 et Lc 8, 26 : pays des Gadaréniens [de GADARA], non pas des Géraséniens [de GÉRASA, plus éloignée] ; Mt 15, 39, corrigeant DALMANOUTHAD [Mc 8, 10] en MAGADAN, sans doute la corruption de MAGDALA ; l’identification du « champ du potier » [27, 7]. [↩]
- Cf. 13, 3.34. [↩]
- Cf. Ac 7 // Mt 23. [↩]
- AH, V, 33, 4, repris par EUSÈBE dans HE, III, 39, 1.3. [↩]
- HE, III, 36, 2 ; 39, 3-16 ; V, 33, 4. [↩]
- HE, III, 39 ; ce millénarisme terrestre ou « chiliasme » n’est pas à confondre avec le millénarisme « commun » du IIe siècle ; Cf. le PSEUDO-BARNABÉ, JUSTIN, IRÉNÉE, TERTULLIEN. [↩]
- Cf. HE, V, 10, 3. [↩]
- 22, 7 [comp. avec Lc 14, 21] ; 25. [↩]
- Cf. 17, 24 [péricope propre à Mt]. [↩]
- statut de la LXX, prière de la Birkat ha-minin et rédaction de la 19è bénédiction, ajoutée aux 18 Shemoné ‘Esré, prières du matin, afin d’exclure les chrétiens du culte synagogal, en particulier de la fonction targumique [13, 54 sq.]. [↩]
- 4, 23 ; 9, 35 ; 10, 17 ; 12, 9 ; 13, 54 ; 23, 34. [↩]
- 7, 29. [↩]
- 11, 1. [↩]
- 5, 17 ; 11, 28-30 ; 17, 24-27 [compromis sur la question symbolique de l’impôt dû au Temple] ; 23, 2-3. [↩]
- 5, 11 ; 10, 17 ; 23, 34 ; 21, 35 ; 10, 22. [↩]
- Cf. 4, 24. [↩]